Créer de nouveaux désirs
Accueillir les films que nous avons sélectionnés et les accompagner est ce qui, d’année en année, caractérise le travail de la Semaine de la Critique. Accueillir les équipes de films sur scène et créer les conditions uniques d’un partage à partir de la salle de cinéma, avec tous ceux qui vont faire vivre un film - la critique, les professionnels, les programmateurs de festivals - et lui donner son envol. Sans parler du bouche à oreille, qui fait aussi d’un festival, phénomène unique, un créateur de désirs : ces films dont soudain tout le monde parle et qu’on désire voir, à force d’en avoir entendu parler. Face à l’impossibilité de cet accueil, et qui plus est dans une salle du Miramar entièrement rénovée (ce sera donc pour l’année prochaine, avec notre 60ème édition), nous avons poursuivi notre travail de visionnage et, confrontés à cette nouvelle donne, à partir des films qui ont retenu notre attention, avons entamé un échange avec les professionnels (producteurs, distributeurs, vendeurs). Cet échange, patient et constructif, à l’écoute des besoins des films et de nos interlocuteurs, dans un contexte où il est difficile pour eux de prendre des décisions (compte tenu de la date de reprise des tournages qui vont amener de nouveaux films, ou des conditions de tenue des festivals à venir), nous a conduit à privilégier des films français qui ont prévu de sortir en salles avant la prochaine édition du festival de Cannes. Quant aux nombreux films étrangers qui ont retenu notre attention, dont beaucoup n’ont pas encore de distributeurs en France ni nécessairement de vendeurs internationaux, ils ont pour la plupart préféré attendre les conditions d’un vrai festival, dont la prochaine édition de Cannes, ce qui est compréhensible, tant ces films, jusqu’ici inconnus, ont plus que jamais besoin de l’obscurité d’une salle de cinéma pour être mis en lumière.
Sur les 11 films traditionnellement sélectionnés par la Semaine de la Critique, nous accompagnons pour ce « Hors les murs » 5 films, pour lesquels nous souhaitons mettre en place un vrai travail éditorial, en particulier lors de la sortie en salles. Cet accompagnement est pour nous la construction d’une nouvelle forme d’accueil, afin de les inviter à se déployer, là où ils seront désirés, auprès du public.
Quels sont ces films ? Que dessinent-ils de cette édition singulière ?
De l’or pour les chiens, 1er film français d’Anna Cazenave Cambet, est un film solaire, lumineux, qui a sa part de nuit et d’ombre, à travers le parcours d’une jeune femme, Esther, livrée à elle-même dans son désir de l’autre. Elle pourrait dire, après avoir pris tous ces sentiers qui la font bifurquer : quel long chemin il m’a fallu prendre pour arriver jusqu’à moi. Un être de chair, sensuel, ivre d’amour et de sexe, avide de l’autre, dépendant de lui aussi, entre adoration et désillusion. Jusqu’au moment où ce corps, ce langage de chair, soit fasciné par une femme qui a fait vœu de silence. Tallullah Cassavetti incarne une Esther impressionnante d’authenticité face à l’excellente Ana Neborac.
Sous le ciel d’Alice, 1er film français de Chloé Mazlo, déplace l’amour sous d’autres cieux et d’autres terres, celles du Liban au temps de la 1ère guerre (1975-1977). L’amour est associé à l’exil, à la réalité d’un couple mixte, où une jeune femme d’origine Suisse (sublime Alba Rohrwacher, dans la lignée des héroïnes chères à Marguerite Duras et à Chantal Akerman) est amoureuse d’un Libanais (Wajdi Mouawad), héros lunaire attaché à son pays. Sur le plan de la mise en scène, Sous le ciel d’Alice déploie des merveilles d’inventivité avec beaucoup de délicatesse. Le film mêle subtilement l’animation à des prises de vues réelles et redonne goût à un imaginaire de carte postale et à son charme suranné, rempli de fantaisie (la femme cèdre du Liban). L’élégance poétique du film, à partir de sa réalité politique, centrée sur une maison familiale comme métaphore du pays, filmée comme un théâtre de poupées, est au service d’une belle et déchirante histoire d’amour, vécue à travers la fragilité et la sensibilité d’Alice.
Que se passe-t-il donc dans After Love, 1er film britannique d’Aleem Khan, d’origine Pakistanaise ? À l’opposé de l’école réaliste anglaise, le film déploie la ligne claire d’un beau mélodrame, celui d’une tragédie familiale à deux visages. Le « Après l’amour » du titre, dès le superbe plan séquence d’ouverture, est celui d’un effondrement. Effondrement d’une vie, comme un pan de falaise qui s’écroule. Cette chute ouvre à l’héroïne, Mary, toute une réalité méconnue : une autre vie, un autre pays, une autre maison, une autre femme. Cette traversée du miroir fait que Mary découvre ailleurs cette vie qu’elle aurait aimé avoir et n’a jamais eue. Le film conjugue la puissante interprétation de Joanna Scanlan au talent de Nathalie Richard, toujours superbe.
Avec La Terre des hommes, 2ème film français, Naël Marandin franchit un palier important après La marcheuse (2015). L’amour est ici décrit dans son versant le plus ignoble, sa négation même, à travers le portrait d’un homme ordinaire qui abuse de son pouvoir pour abuser sexuellement. Violence d’un monde dont le titre désigne le milieu agricole dans lequel il se déroule, celui de l’élevage. Un jeune couple d’agriculteurs imagine un nouveau projet qui exige un soutien politique et économique. Le récit, remarquablement conduit, est porté par des personnages forts et des acteurs d’une grande justesse : Jalil Lespert, Olivier Gourmet, Finnegan Oldfied, Sophie Cattani. Parmi eux se détache celui de Constance, l’âme et le cœur du film, magnifiquement interprété par Diane Rouxel.
La Nuée, 1er film français de Just Philippot, sur la base d’un cinéma de genre identifié (la peur de l’invasion animale, sur le modèle des Oiseaux), greffe intelligemment un autre récit, celui d’une jeune femme. Mère célibataire de deux enfants, elle se reconvertit dans l’élevage de sauterelles, la nourriture de demain pour les êtres humains et le bétail, car riche en protéines. Face à la catastrophe attendue, où les sauterelles seront au rendez-vous, La Nuée décrit une réalité sociale tout aussi inquiétante, fruit du système économique : la course à la surproduction, pour survivre, qui engendre une dépendance toxique au travail et transforme cette réalité quotidienne en cauchemar terrifiant.
Nous sommes fiers et heureux de pouvoir accompagner ces films et, à travers eux, de redonner le goût du cinéma et le plaisir de la découverte.
Charles Tesson
Délégué général