À propos de La saison pourpre
par Marie-Pauline Mollaret
par Marie-Pauline Mollaret
Les visages se reflètent dans l’eau, puis se brouillent sous l’effet de l’onde. Les corps se fondent dans la mangrove. Le vivant bruisse à l’unisson des personnages, des fillettes livrées à elles-mêmes dans un environnement liquide et végétal. Dans La Saison pourpre, tout est mouvement et suggestion, jeux d’apparitions, d’effacements et de hors-champs, incarnation poétique et délicate d’une forme d’utopie sauvage et libre où se rejoue le temps singulier et effronté de l’enfance.
Entretien avec Clémence Bouchereau
«Les petites filles du film sont la partie d’un tout, l’entité distincte d’un monde vivant en interrelation. L’environnement influe sur leurs comportements et surimprime les états émotionnels qui les traversent. C’est une vision de l’enfance non idéalisée, une vision qui m’appartient, empreinte de solitude et de tendresse mêlées. Ces fillettes vivent seules les enjeux propres à leur âges. Leurs trajectoires sont individuelles bien que limitrophes et en interaction. Elles vont là où les éléments les mènent, dans une temporalité latente, rythmée par la monotonie des jours. L’arrivée de la puberté apporte la preuve irréfutable du grandir et de la croissance. Elles s’observent avec un regard nouveau, aiguisant un sentiment de différence qui exclut la plus grande autant qu’elle l’invite à partir.
L’écran d’épingles, avec lequel est réalisé La Saison pourpre, est un instrument massif constitué de centaines de milliers d’épingles coulissant dans de minuscules tubes, éclairé par un projecteur. Le dessin visible à l’écran se forme par les ombres portées des épingles. Cela signifie que je travaillais par l’avant et par l’arrière, enlaçant l’outil avec peu de recul sur l’image. Je vois beaucoup de cohérence à avoir dessiné des corps en mouvement sur l’écran, comme si je cherchais à m’échapper de l’immobilité de la dessinatrice et renvoyer en boomerang la tension physique qu’il m’imposait.
Les contraintes imposées par l’outil et mes limites personnelles m’ont orienté vers des économies de moyens qui ont construit l’esthétique du film et sa mise en scène. Étant droitière, j’avais plus de facilités à investir la partie droite du cadre alors qu’il fallait que je me contorsionne sur la partie gauche. Cela a inévitablement rejaillit sur les compositions, le déploiement du mouvement dans la géographie de l’image, l’économie animée à trouver entre jeux d’apparition, de disparitions, de fixité. Le format carré imposait une contrainte supplémentaire que j’ai saisie pour construire une écriture en hors-champ. J’ai cherché à ouvrir l’espace au-delà du cadre, là où le son prend le relais de l’image.
L’animation en solitaire demande aussi de savoir régénérer sa créativité au long court. C’est naturellement que le rythme du montage se modulait et se contrastait. Cela répond autant au résultat escompté qu’au besoin de ne pas m’ennuyer.
Il y a pour moi une justesse qui se passe de mots, une vérité qui n’existe que dans l’agir et dont la complexité n’est que ressentie, loin du bruit et de la parole. Je crois qu’il existe un espace intime qui se révèle à soi-même si on laisse à la porte la raison, l’intellect, et avec eux notre désir de compréhension. J’ai avancé guidée par mon intuition, dessinant le film au fil du matériau animé qui s’accumulait, avec comme horizon la projection mentale du film en devenir, incessamment changeante. Je me suis parfois égarée ; souvent le désir d’aller trop vite engendrait de la fatigue et un manque de lucidité. Alors je m’arrêtais, je rebroussais chemin et je redirigeais le tir. J’ai ainsi laissé plusieurs séquences qui m’encombraient en bord de route.
La fabrication de La saison pourpre m’aura pris deux années de ma vie. Je n’aurais pas pu y passer tant de temps si j’avais su dès le départ ce que j’y cherchais. Il y a forcément un mystère qui préside à toute aventure créative. Il vous pousse sur un chemin où jaillissent des prises de conscience, arrivent des certitudes et naissent de nouveaux doutes. Tout cela se ressent plus qu’il ne s’explique et je suis persuadée que le film reflète la façon dont j’ai vécu cette aventure.»