À propos de Sannapäiv

par Marie-Pauline Mollaret

Abandon des corps alanguis. Gouttes de sueur qui perlent. Silence moite alternant avec des bribes d’échanges suspendus. Dans l'intimité du sauna, la fraternité masculine se redessine, loin des attendus d’une virilité exubérante ou crâneuse. C’est au contraire une certaine vulnérabilité qui transparaît et, avec elle, le désir - d’une proximité physique, d’une connexion sincère, d’une tendresse et d’une sensualité assumée.

Entretien avec Tushar Prakash & Anna Hints 

Ce film nous parvient comme une sorte de « Fraternité des Saunas à Fumée » : l’avez-vous conçu comme cela, en relation, voire en réaction, à votre long métrage ?

Anna Hints : Je suis née dans cette culture de saunas à fumée, et l’espace de ces saunas continue de m’inspirer, je les perçois comme un canevas sombre, cosmique où explorer la condition et les relations humaines. Dans « Smoke Sauna Sisterhood », on se concentre sur les discussions intimes au sein d’une sororité, dans « Sannapäiv » on se concentre sur l’intimité qui ne s’exprime pas par les mots. Comme autrice, je suis mon cheminement artistique et je ne peux que créer de l’art qui résonne profondément en moi, donc bien sûr tous mes films dialoguent et partagent une intertextualité. Je vois l’espace comme un outil d’expression artistique, deux films peuvent partager un même décor tout en ayant des styles, une approche et des thèmes différents. « Sannapäiv » et « Smoke Sauna Sisterhood » viennent tous deux de mon expérience de la culture des saunas à fumée et sont intimement liés aux cultures indigènes Võro et Seto du Sud-Est de l’Estonie, où sont mes racines. Je suis persuadée que je ferai d’autres films à partir de ce même décor.

Comment avez -vous travaillé ensemble? 

Tushar : Réaliser un film peut être une tâche dure et solitaire. Anna et moi avons la chance d’avoir des goûts qui correspondent. Nous avons pu travailler en étroite collaboration avec la communauté et avoir accès à la culture des saunas à fumée grâce aux contacts qu’Anna entretient avec les cultures indigènes Võro et Seto. En ce qui me concerne, cette collaboration a été une leçon d' humilité : j’ai pu observer le courage et le processus créatif d’une autre artiste. Notre film se trouve renforcé par notre collaboration. Anna a su voir de nombreux détails que je ne voyais pas et je pense avoir pu amener un point de vue extérieur à cette communauté. 

Anna : Je crois profondément que dans la vie, comme dans l’art 1+1=3. 

Les saunas à fumée semblent être un endroit idéal pour saisir ce qui est de l’ordre de l’intime. Mais contrairement au long métrage, les personnages se parlent peu, et ils se disent des choses assez quotidiennes. Rien ne transparaît par les mots, mais par les gestes… Pourquoi avoir fait ce choix ? Est-ce que tout était écrit, ou avez-vous improvisé avec les acteurs ? 

Dans ce film nous cherchons la fragilité de l’apparente masculinité. Le problème réside dans l’état d’esprit patriarchal qui traverse les générations et a appris aux hommes à réprimer leurs émotions, donc ils peinent à exprimer leurs douleurs, leur souffrance, leur isolement, leurs problèmes et leurs émotions par les mots. Nous nous sommes dit que les personnages du film n’ont jamais ouvertement parlé de leurs émotions ; au lieu de cela, ils expriment leurs émotions par des actions silencieuses. Il n’a pas été simple d’apporter cette subtile ambiguïté au film, mais c’était aussi ça notre but. Les émotions dans le film passent par les actions et les gestes, pas les mots. Les mots peuvent être quotidiens, simples et pratiques, mais les gestes sont complexes et ambigus. On a incorporé ce silence dans le scénario et développé des scènes dans lesquelles les émotions provenant du monde intérieur des personnages passent par leurs mouvements extérieurs ou par leur environnement. Pendant le tournage, on a encouragé les acteurs à interpréter leurs gestes de manière naturelle, d’improviser les scènes comme ils s’en souvenaient, ou comme ils le « sentaient ». On a rassemblé des acteurs professionnels et des amateurs de la communauté. En art, on tente de trouver des miracles à travers des situations improvisées et de rester ouvert à l’imprévu et l’imprévisible.

Comment avez-vous jaugé la séquence de la « flagellation » des branches, le point culminant du film, pour qu’elle soit assez longue pour être hypnotique, mais pas trop au point de perdre le spectateur ? 

Le timing est fondamental dans un film, il faut sentir la durée qui sied le mieux au film. Avec les acteurs, on a fait plusieurs séances dans un sauna à fumée, pour avoir l’expérience de cette ambiance, observer les détails et épouser l’attrait de cet espace. Les acteurs ont aussi renforcé leur résistance à la chaleur des saunas à fumée, puisque la température et l’humidité peuvent croître de manière significative lors de la flagellation. Le jour du tournage, ils étaient autonomes et pouvaient demander de « couper » qu’ils sentaient que leur corps ne le supportait plus. Ils étaient décidés à aller au bout de leurs capacités physiques. On a filmé les scènes sous différents angles, avec de longues prises ininterrompues, permettant aux acteurs de continuer la flagellation aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. Cette expérience est devenue une sorte de performance en elle-même ; les deux acteurs commençaient à se rapprocher et à se pousser à bout, s’efforçant de continuer tout en voulant arrêter. Pendant le montage, on a eu soin d’équilibrer les éléments pour garder une ambiance hypnotique et ambiguë que l’on recherchait. 

 

À la Semaine de la Critique